Cardiogramme

Illustration : Anaïs Mauzat

Intraveineuses.

Tu as l’air d’une petite fille. Fragile. Loin.

Regarde-moi. Écoute-moi. Reviens-nous.

Le fil de mon regard vers toi plus fort que tous ces tubes.

Ma voix trouve-t-elle une place dans tes limbes ?

De l’eau salée dans tes poumons. Un peu de mer en toi.

De l’eau salée s’accumule en moi, ne trouve plus les conduits lacrimaux.

La mer en nous. Ces vagues à l’intérieur. Nous à l’intérieur des vagues. La houle. Nos cris.

Aujourd’hui mes murmures semblent crier plus fort qu’hier nos appels à l’aide. Et ces bruits mécaniques, répétitifs de tes machines.

Du liquide goutte-à-goutte dans tes veines. Un tuyau t’aide à respirer. Je tiens ta main. Mon regard ne te quitte pas. Et le flot continu de mes paroles. Peur de le tarir. Comme une matérialisation de ma tendresse, comme une incantation, une prière, un bouche-à-bouche, encore.

Et nous voguions dans l’existence, côte-à-côte. Des vagues à l’âme, des tempêtes, flot de tendresse. Gouvernail l’une pour l’autre.

J’ai été un peu ta mère. Tu as été un peu la mienne. Aujourd’hui, je me sens ta maman. Je veille sur toi autrement, plus inquiète, plus tendre, scalpée par la catastrophe.

Je me suis entendue t’appeler “ma chérie” en entrant tout à l’heure dans ta chambre d’hôpital. Tes yeux avaient un peu retrouvé leur éclat. Pépites de noisettes.

Hier, tu avais les yeux d’un poisson mort. Échouée.

Ma chérie, ma toute petite. Je voudrais te porter à l’intérieur de mon ventre, bercée dans mon liquide amniotique plutôt que cette fureur salée qui nous a prises hier. Mon corps pourrait-il te donner cette quiétude, cette confiance, ce calme pour te retrouver, pour que tu retrouves le chemin de la vie ? Le chemin de la terre et de l’air dans tes poumons.

J’essaie d’être gaie, de te parler de ce que l’on aime, de te dire des projets. Je ne sais pas pourquoi. Je dois pressentir que bientôt, la tristesse aura toute la place pour déployer ses voiles, pour m’enserrer le coeur, ses flots se refermant tout autour de ma vie. Cette vie que moi, j’ai gardée. Cette vie qui se distille dans tes tubes, cette vie qui est un peu revenue dans tes yeux. Bouillonnement indécent de sang dans mes veines. Je sens terriblement la pompe de mon coeur.

Ma chérie, ma toute petite. On a encore tellement à vivre, toi et moi. Tellement à rire. Tellement à donner. Tellement à moquer. Tellement à tempêter. Écrire. Apprendre notre liberté.

Hier, les vagues t’ont tellement vite éloignée de moi. Tu es devenue une tache ballottée, au loin. Au milieu de mes cris à l’aide, je ne pouvais m’empêcher de toujours garder mon regard vers toi, comme un fil. Comme si tu allais vraiment sombrer sans lui.

Jusqu’à ces bras salvateurs. Je ne t’ai plus regardée alors que j’étais, enfin, ramenée vers le rivage…

Puis le soulagement de retrouver dans la vagues une petite tache ballottée. Cette autre tache venant lutter contre ces énormes vagues pour te ramener à moi.

Et puis l’impossibilité de ton corps inerte. Le bouche-à-bouche.

Rappel d’autres circonstances où nos bouches se sont mêlées. De ton “je t’aime” de ce jour-là.

Je t’aime, Caro, je t’aime. Cet amour est si fort, si pesant, si lumineux, si énergique que ton inertie à mes côtés est une impossibilité.

Comment peux-tu naviguer vers la mort avec cet amour si fort dans ma main sur la tienne ?

Comment pourrais-tu mourir si jeune, si belle ? Et tous tes projets… Et ton sourire. Et ta grâce. Tes mains quand tu danses. Tes colères. Tes mots.

J’alterne souvenirs et projets. La présence muette et hostile de tes parents, dans un coin de ta chambre ne sera enregistrée en moi que dans quelques heures, quand je serai loin de toi. Quand le fil de mon regard sera coupé, mais que toujours, toujours, la force de ma tendresse criera vers toi.

Il est déjà temps d’y aller. Dans l’embrasure de la porte, la petitesse de ton corps au milieu de ces machines me troue. Je te dis au revoir.

Je te dis au revoir comme je te le dirai des miliers de fois dans les années de ma vie qui suivront. Des années avec un trou au coeur, une tempête dans les poumons et une mer lacrimale tellement immense qu’elle semble rendre mon corps plus grand.

Moi aussi, Caro, je t’aime.

 pour Caroline Delhaye (1987-2007)