Cher Kurt

Kurt,

ça fait tellement longtemps que je ne t’ai plus parlé. Je me sens un peu désolée de t’avoir laissé comme ça, dans les tiroirs de l’histoire, en proie à l’hagiographie. On était si intimes, toi et moi, tu te souviens ? T’étais un de mes seuls amis. Your picture is still on my wall. On my wall. I think about you often. Often.
C’est difficile, aujourd’hui, de penser à toi sans penser à ta mort. Ça a été un tel cataclysme. Personnel et collectif. C’est difficile de penser à toi en tant que personne, et pas en tant que symbole. Enfin que cadavre symbole. Ne pense-t-on pas de toutes façons à chaque personne qu’en tant que symbole, qu’on l’ait rencontrée ou non ?

Je t’ai jamais vraiment dit merci, je pense, et c’est bien vache de ma part. Merci de la liberté, merci de la révolte, merci de m’avoir montré des routes pour sortir doucement de mon enfer personnel, merci surtout de m’avoir fait me sentir moins seule, d’avoir gueulé mes dégoûts, donné à voir mes douleurs au fond de ton regard. J’osais tellement pas le dire, I hate myself and I want to die. Je pensais même pas qu’on avait le droit de le ressentir. Et pourtant…
Et cette beauté, cette beauté terrible qui m’a tout de suite sauté à la gueule dès que j’ai entendu ta voix. Je savais pas qu’on avait le droit de dire qu’on avait mal, je savais pas qu’on avait le droit de dire qu’on chiait leurs valeurs et que tout était insupportable. Si fort. Devant tout le monde. Je savais pas qu’on pouvait faire un truc aussi beau de cette douleur présente toujours au fond du ventre. The colors are bright. Bright, as ever.

Un de mes premiers souvenirs avec toi. Je vais chercher Nevermind à la Fnac. Je viens d’entendre « Lithium », je le sais, que j’en ai besoin de cet album, qu’il va devenir mon oxygène, une nouvelle partie de moi. Toute minaude, avec peu de possibilités économiques, je ne suis pas encore habituée à la démarche, j’ai un peu peur. J’ose pas demander où c’est. J’épluche le rayon rock, je trouve rien. Ça m’étonne, quand même qu’ils l’aient pas, cet album, à la Fnac. Je me résous à me renseigner en bredouillant auprès du chef de rayon qui me dit, occupé : « Oh, c’est là, dans “Alternatif“ ! » Je n’en reviens pas à quel point ça semble un non-événement pour ce gars ! Qu’il n’envoie pas chier la fillette de douze ans. Qu’il ait l’air de me considérer comme « des leurs » sans devoir y réfléchir à deux fois !

Ça m’a pris du temps, de la trouver, ma famille. Celle de sang n’a pas aidé. De chemises à carreaux, je n’avais le droit de mettre que celles de péteux, uniforme des friqués jésuistiques qui m’entouraient. Rebelle, j’en mettais pour hommes. On fait avec ce qu’on a. Quelques années de solitude de plus dans les dents. Some things last a long time.


Je me suis dit que c’était assez logique, de qualifier « Lithium » d’alternatif, puisque des refrains énervés succédaient à des couplets presque gentillets, même si c’était quand même étrange de prendre cette caractéristique pour en faire un genre musical spécifique. Ce n’est que des années après que mon franc est tombé.

Je pense souvent à ça, ces derniers temps. L’impression qu’on avait, dans les années nonante, qu’on pouvait créer un monde alternatif. Le do it yourself. Être pur, ne pas être un sell out, ne pas vendre son âme aux grandes corporations. La chemise à carreaux en gros fuck de rester un bouseux avec ses vêtements de ploucs même si on remplit des stades. Le gros méchant commerce qui te rattrape. Choisir à qui faire confiance. Voir la machine s’emballer. Cette impression d’aller pointer avant de monter sur scène. En mourir. Même pas de mort lente. It’s funny, but it’s true. And it’s true but it’s not funny.

On y a cru, aux débuts d’internet, que ça y était. Qu’on n’avait plus besoin d’eux. Depuis le punk, et bien avant, on crée nos lieux à nous, avec nos règles à nous, parce qu’on vomit les leurs. Et ils nous rattrapent. Et ils vident nos symboles de leur signification. Et ils nous ferment nos lieux.

À la (nième mais cette fois-là bien réelle) soirée de clôture du DNA, j’avais ces mots d’espoir : « Le DNA, c’est nous plus que le lieu. Nous, on sera toujours là. Nous, on en recréera, des DNA. » On a créé d’autres choses. Le DNA me manque toujours.*

Et aujourd’hui, putain, aujourd’hui. On est tellement tous perdus. Faut lutter contre l’angoisse. C’est surtout difficile pour les artistes. C’est surtout difficile pour les concerts. On se pose des questions sur le monde d’après et on le voit bien, qu’au milieu d’une putain de tragédie planétaire, ils sont déjà en train de salir encore plus tout avec leurs grosses mains dégueulasses et leur culte de la productivité.

T’as été un de mes seuls amis pendant tellement longtemps et t’as été une des premières pierres pour construire des ponts entre moi et des vrais gens que je pouvais toucher et tout. Ce mec de la Fnac a été quelque part le premier à m’accueillir dans une famille que je retrouverai ensuite au DNA, et à qui je parle aujourd’hui, dans ces pages. Et on va encore une fois (mais a-t-on jamais arrêté ?) avoir besoin de beaucoup d’amour, de beaucoup de rage et de beaucoup de créativité pour pas se faire écraser par leur grosse machine.

Mais on a l’habitude, on connaît la rage au fond des yeux et le beau terrible de la musique bulldozer. On en a encore tellement à vomir, de notre mal au fond du ventre, sur la gueule de ceux qui veulent faire de nous des ressources humaines. Merveilleuse parade de freaks sous le noble panache d’une chemise de bûcheron.

Merci d’avoir osé, chou. Merci de nous avoir montré que c’était possible. Merci d’avoir tout brûlé plutôt que de t’être éteint à petit feu. On va encore tous avoir bien besoin de bonnes grosses doses de ton courage et de ton amour. Some things last a lifetime.


* Si jamais le lecteur se demande de quoi je parle, dites-lui donc que c’était un bar/salle de concerts mythique et quasi séculier dans le Centre du Bruxelles.

Parce qu’on ne change pas une équipe qui gagne, illustré avec cœur et douceur par Thierry Bouüaert