Une rencontre dans la cour de l’Os à Moelle avec ce grand inconnu reconnu de la chanson, qui n’a épargné ni mon coeur de groupie ni mon cerveau érectile. Le concert qui suivit fut digne d’un Ferré qui serait enfin drôle. L’exigence et la singularité existent encore en temps de Crépuscule des idiots.
T’es qui ?
Je suis Daniel Hélin, chanteuse d’opérette, habitant actuellement dans une caravane à Fleurus. Chanteuse d’opérette, ça veut dire de poésie sauvage, textes écrits à la main et chantés, euh, à la voix. [rires]
Ça veut
dire quoi, la musique pour toi ?
Pour moi, la musique est un élément de
partage d’une ligne du temps définie. Quand t’écoutes un morceau qui fait trois
minutes quarante, il fera toujours trois minutes quarante mais chaque fois que
tu vas l’écouter, il sera différent parce que tu seras différent
toi-même. Et donc, la musique est absolument indéfinissable, c’est presque un
état, la musique. C’est un état.
Sur scène, c’est complètement autre chose. Le temps s’invente au moment où les gens sont là, avec tout le reste. La musique est un événement global. C’est pas deux pistes sur deux baffles, c’est un multipiste multi-sensoriel. T’as la goutte de sueur du chanteur sur le front, t’as la guitare qui brille dans la lumière…
Puis c’est une espèce de grand refuge, la musique, pour moi. C’est un endroit où tout peut s’inventer et en même temps, t’es guidé dans un chemin. C’est le moment présent qui se réinvente chaque fois avec quelque chose qui a l’air d’être prévu. C’est ce que je fais dans mes concerts, on sait tout ce qui va se passer, mais je vais tout le temps le mettre en jeu.
Le plus beau en musique, c’est le mot « jouer ». On joue la musique. Dire ça, comme métier, j’adore. « Qu’est-ce que tu fais ? — Je joue. »
T’arrives à en vivre ?
Financièrement, non. Mais ce n’est pas important. C’est pas un objectif. C’est un objectif social, je vais dire, presque d’image, qui pourrait être une envie de dire « ben voilà, je vis de ma musique. » En fait, je vis de ma musique et des allocations de chômage, donc c’est merveilleux. Je suis dans un optimum dans un premier pas vers l’allocation universelle.
C’est quoi, Le Crépuscule des idiots ?
C’est un petit clin d’œil à mon ami Friedrich Nietzsche. C’est parce que j’avais relu Le Crépuscule des idoles, évidemment, et un truc aussi, La Conjuration de imbéciles, John Kennedy Toole.
C’est aussi un truc dont je parle beaucoup dans mes textes, c’est que chaque génération croit être celle de l’apocalypse, celle de la fin du monde. Et tu peux lire des textes des Romains, des Grecs, des machins, des brols, tout le monde croit que c’est pour sa pomme. Je me souviens dans les années quatre-vingt — je fais ma vieille conne, mais c’est comme ça — on avait tous peur de l’hiver nucléaire. On était convaincus qu’on allait être bombardés par les Russes. Le futur, c’était les Russes, ‘fin ou les Américains, mais qu’il allait y avoir un gros machin. Bingo, ça a raté ! Puis après, ça a été un peu les Arabes, attentats, machin truc, puis après, ça a été tout le truc climatique.
Même si il y a des données scientifiques claires et nettes sur la question climatique, moi, j’ai envie d’être un peu optimiste, je me dis « ben voilà, il y a encore six milliards d’années de soleil — à vérifier— ben alors, pourquoi est-ce que ça ne durerait pas encore six milliards d’années ? » Le problème de l’homme pour moi, c’est sa finitude : on sait qu’on va crever à quatre-vingt-neuf, nonante ans et ça empêche la perspective. Ça empêche de se dire « tiens, je fais quelque chose pour ceux d’après. » Le Crépuscule des idiots, c’est dire : « l’Occidental dépressif, ça me fait chier à la fin ! » J’ai une complaisance de ça, j’aime bien aller au fond de la tragédie humaine : c’est des grandes émotions et tout ça. Mais d’un autre côté, derrière, il y a un espèce de grand soleil, Charles Trenet, machin, qui dit : « Hé les gars, c’est bon, quoi ! On va arrêter de se prendre le chou pour le simple plaisir, comme un fait culturel, de rester dans du on aime bien ne pas aller. » Et ça, c’est un truc, ce disque-là, pour finalement me débarrasser de cette question-là, d’aimer ne pas aller, comme un vieux new wave dark. J’aime bien être dans le new wave dark parce que j’aime bien que ce soit dark mais, derrière moi, il y a une espèce de truc de « hé mec, tu vas quand même pas y passer toute ta vie ! » Il y a derrière ça une de ces gourmandises ! J’ai envie d’injecter de ma belle énergie chantalgoyesque !
Comment ça
se fait que t’es pas plus connu ?
Je ne sais pas. Je crois que j’ai un peu ma part de responsabilité : j’ai
renoncé à des choses à des moments où, peut-être, c’était opportun de les
accepter. Peut-être, quelque part, je me suis brûlé les ailes par rapport à un
certain milieu. Pas par prétention ; par excès de modestie ou par peur d’être
enfermé. Je suis quand même un animal sauvage. J’ai à la fois eu besoin d’une
reconnaissance et, d’un autre côté, j’ai léché le cul de la
gloriole, vraiment, au début, et j’aimais pas l’odeur. Il y avait
un truc qui me dérangeait. Je préfère être reconnu en terme de qualité que
d’être « connu », que la caissière de mon Match de Fleurus me demande de signer mon ticket et qu’elle ne sache pas qui c’est, juste
une tête qu’elle a reconnue.
Soyons franc, je crois que je mérite un peu plus de reconnaissance mais pas one buzz et disparition. Je travaille sur le long terme, quoi, vraiment. Et c’est pas plus mal parce que finalement, on m’aurait attendu vis-à-vis de certaines choses que j’ai faites et j’ai encore envie de bousculer les choses. J’ai pas encore fait mon album rap, j’ai pas encore fait mon album d’opérette. Comme je n’ai pas de producteur et tout ça, j’ai encore cette liberté-là. Même de chanter en flamand, si j’ai envie !
Tu ne fais plus de théâtre ?
Non. Depuis presque dix ans.
C’est un
choix ?
En fait, l’identité de chanteur me fait rigoler parce je ne l’ai pas choisie :
on m’y a mis, je m’y suis plu, j’y suis resté. À un moment donné, c’est
devenu une évidence pour tout le monde alors, je me suis consacré à ça. J’ai
plaqué ma femme pour ma maîtresse : le théâtre était vraiment ma passion et, ma
maîtresse, c’était la chanson. Et c’est pas si bête que ça, ça fait vraiment
partie de moi. Maintenant je me dis des fois « tiens, je ferais bien du cinéma
! » Je suis certain que je n’ai pas fait tout ce que j’avais à faire à ce
niveau-là, j’ai quand même travaillé là-dessus pendant des années, sur la
question des personnages.
La chanson à texte n’est donc pas morte ?
Je crois que toutes les chansons sont à texte, même les plus bêtes. Je donne des stages d’écriture, donc j’ai été confronté à des gens qui écrivaient des choses très « bêtes » et — ça a choqué plusieurs personnes — je leur ai dit que le plus important, c’est pas le fond, c’est la forme. Le fond, on peut tous être plus ou moins d’accord, quelque part, sur « les riches moins riches et les pauvres moins pauvres » mais c’est la façon dont tu vas le dire. Gotainer, par exemple, on peut trouver ça con, mais il fait du bien et il fait des chansons à texte, quelque part. Il a trouvé une manière de dire, une manière de faire.
La langue,
c’est important ?
Jean-Yves Evrard,
avec qui j’ai fait mes deux premiers disques et celui-ci, m’a ouvert les yeux
sur ne pas faire de la chanson à texte, ne pas faire de la chanson française,
faire de la chanson. La langue n’a presque pas d’importance. C’est vraiment sur
le « graw » ! En fait, si j’écoutais vraiment mon cœur et mon corps, ma voix ne
ferait que crier. Ou rire. C’est un truc qui a un rapport avec le corps. C’est
physique.
J’ai pas l’air comme ça mais j’ai un truc avec le corps, j’ai un truc qui « dzzz » ! C’est pour ça que je suis gros, aussi, je me suis rempli de trop. Je me remplis ! Je prends ! C’est de la sensualité, je suis un très sensuel. Je dois lécher, manger, boire ! En fait, un « artiste », c’est un filtre : tu prends et puis tu rends. C’est ça, l’inspiration. J’aime bien dire ça vraiment dans le sens propre du terme : tu inspires, tu expires ! [Il inspire.] Tu prends le cacaboutcha et avec ta voix, ton souffle, tu envoies sur les murs tout le bazar à travers ta propre subjectivité libérée.
Ta belgitude, c’est important ?
La belgitude, c’est une sorte de blues. Il y a à la fois une tristesse et un espoir permanent. J’aime bien ça. Le revers de la médaille, c’est la masturbation autodestructrice : « On est trop nuls, les autres font ça mieux que nous… » Je trouve qu’on manque de fierté, dans un bon sens du terme, mais on doit être fiers de quelque chose, quoi ! Avant, je trouvais que c’était prétentieux mais, en fait, non, on doit être prétentieux. On doit prétendre à quelque chose.
Qu’est-ce
qui te fait bander dans la musique ?
C’est plutôt un truc de l’intérieur, à l’intérieur. C’est drôle, je peux danser
sur de la jungle pendant des heures… C’est un truc sur la pénétration des
vibrations jusqu’à au tréfonds. C’est au-delà de quelque chose du zizi, quoi.
Un truc vraiment corporel. Un truc sur la colonne vertébrale qui bouge. C’est
de danser, en fait. C’est con, je suis un danseur frustré ! Je devrais danser.
Tu parles de théâtre, hein, mais je crois que je devrais être danseur, en fait
! Merde ! j’ai raté tout !
Qu’est-ce
qui te fait bader dans la musique ?
Tout est bon dans la musique. Tout est bon. Je te parle de la matière, hein !
Je ne te parle pas des décorums, des branlettes, des prétentions — dans le
mauvais sens du terme. Tout est bon dans la musique. Vraiment.
Un plaisir musical honteux ?
Des trucs grandiloquents stupides ! Que ce soit Emmenez-moi d’Aznavour ou Les Lacs du Connemara de Sardou. Des trucs affreux, mais les emportements romantiques, il n’y a rien à faire, j’aime. Et Nana Mouskouri. Mets surtout Nana Mouskouri. Et Mireille Mathieu.
Tu nous racontes une blague ?
Je ne sais pas raconter de blagues. Je ne connais pas de blagues. Je fais bien les feintes sur le moment : des fois, elles tombent, tchouk ! mais…
Euh, j’ai les bêtes blagues que me raconte mon filleul. Je t’en fais une ? David Bowie et Lady Di, ils ont deux garçons, ils s’appellent comment ? Kent et Alain. Parce que Bowie Kent et Alain Di. Et voilà ! C’est con, hein ?
Crédit photo : Gautier Houba