Un point de convergence entre Beethoven, Miles Davis et les Ramones ? Ce truc absolu qui brûle et qu’on ne peut pas ignorer.
Après une nuit de goguette new-yorkaise qui passa par feu le CBGB devenu un bien triste magasin de fringues, Ivan Julian m’a raconté sa vie, en fumant clopes sur clopes, les yeux enfiévrés. Les rencontres de hasard sont une bien belle chose…
[Version originale — et bien plus longue — en anglais ici.]
C’est quoi, la musique, pour toi ?
De l’expression.
À un certain degré, un changement politique, un changement culturel, une
révélation culturelle, une révélation politique.
De la communication entre les cultures.
De la beauté, aussi. Un abri.
C’est quoi, New York, pour toi ?
C’est marrant, la première fois que j’ai vu New York, j’étais ado, c’était à la télé et je me suis dit que c’était une ville beaucoup trop dure pour moi : il y avait Johnny Thunders et Sable Starr, j’étais super excité ! Mais vivre à New York, comment ça avait l’air hardcore ! Vraiment dur !
Puis j’ai eu un boulot, et j’y suis allé de temps en temps. Un jour, j’ai vu Johnny Thunders à Union Square. (Dans les années septante, Union Square, c’était un des endroits les plus dangereux de New York : tous les bâtiments étaient condamnés, il n’y avait que des dealers et des criminels, là-bas. Rien d’autre.) Ce jour-là, il faisait super froid. Johnny était à la rue et il avait perdu sa guitare. Sable Starr était avec lui. Tout ce qu’elle a trouvé à faire, c’est me draguer ! Je me suis dis : « Mais putain, quel endroit horrible ! Jamais je ne pourrais vivre ici, bordel ! »
Comment est-ce que tout a commencé, pour toi ?
Mon besoin de musique ? Et de construire
ma vie autour ?
J’avais huit ans. J’adorais lire et j’adorais la musique. Et un jour, j’ai lu un
bouquin sur Beethoven. Et un autre sur Chopin, aussi. Je ne sais absolument pas
pourquoi je lisais ça : j’écoutais beaucoup de musique, ok ; mais pourquoi
est-ce que je suis justement tombé là-dessus à ce moment-là ?
Beethoven et Chopin ont porté beaucoup de souffrance. À ce moment-là, j’en
ressentais aussi énormément. Mais j’ai remarqué qu’ils avaient trouvé un truc.
Et ce truc-là les aidait à transcender la douleur, leur donnait une raison
d’être…
Je me suis dit : « Je ne sais pas ce que c’est, ce truc qu’ils ont
trouvé, mais je le veux aussi dans ma vie. Je veux être comme ça. Quoi qu’il m’arrive,
je veux trouver ce truc qui aide à tout canaliser. Un truc à moi que personne
ne pourra jamais me prendre. » Je sentais que c’était quelque chose
d’hyper important pour moi. « C’est un truc à partager : il sera
partout avec moi et je l’offrirai à d’autres, quoi qu’il arrive. »
Et ça amène pas mal d’autres choses. Par exemple, je ne pourrais pas avoir un boulot où on finit tous les jours à la même heure et dont on n’en a plus rien à foutre jusqu’au lendemain. Je ne veux pas être celui qui dit : « Voilà ! Il est cinq heures ! J’ai fini ! » Je veux être celui qui dit : « Voilà. C’est moi. Toujours. C’est ça que je suis. »
Et c’est pas une question d’être « artiste » ou non : nettoyeur de rues, avocat, comptable… ce que tu fais, on s’en branle ! L’important, c’est que, quand tu te lèves le matin, tu te dises : « Je me réveille et je suis heureux. Bon, aujourd’hui, je sais qu’il va y avoir des merdes, j’ai rendez-vous avec tel ou tel enculé, etc… Mais c’est quand même ça que je veux faire ! Et ça va être une journée géniale ! »
Genre le taf que Wayne Kramer m’a filé un jour. Tu vois qui c’est ? Le leader des MC5. Wayne, il adore tout ce qui est bâtiment. À un moment, j’avais besoin de thunes et il m’a donné ce travail : réparer des briques à l’extérieur d’un building. À l’extérieur du building, quoi ! À cent mètres de haut ! On descendait sur un machin, là, une plateforme et on réparait les trucs ! J’étais absolument terrorisé. Tous les jours ! Terrorisé !
C’était pas un boulot pour moi, ma vie ne pouvait pas s’y enraciner. C’était pas le truc pour lequel j’étais destiné.
Tu me racontes la suite de ta vie ?
J’ai grandi à Washington. Je voulais faire de la musique, des compo originales : je
ne voulais pas aller sur scène pour jouer les chansons des autres !
Mais là-bas, il n’y avait nulle part où jouer et nulle part où écrire des
chansons. Je crevais d’envie d’écrire. Je crevais. Il fallait que
j’écrive !
Et pendant toutes ces années, les gens de mon âge
sortaient, draguaient, baisaient et tout ; mais moi, je n’en avais rien à
foutre : je restais chez moi et je jouais de la guitare. J’apprenais,
j’apprenais, j’apprenais, j’apprenais.
J’ai commencé à mettre le plus de thunes possible sur le côté. Je dormais chez
les autres pour ne pas payer de loyer. Des endroits dégueulasses ! Rien à
branler ! Je bossais dans un cabinet d’avocats. Je bossais, je bossais, je
bossais et je mettais de l’argent de côté. Puis, un beau jour : « Un
aller pour Londres. Simple. Je ne reviendrai pas. »
Londres, à cause du rock ?
Oui. J’adorais les Beatles et j’adorais les Stones. Là-bas, ça paraissait possible pour moi — contrairement à New York qui me faisait flipper.
Je ne connaissais personne à Londres. Je sortais tous les soirs : c’était mon boulot, aller dans les clubs ! J’allais dans les pubs dont j’avais entendu parler, genre le Marquee. J’y allais et je regardais : j’essayais de voir si quelqu’un avait besoin de quelque chose et si je pouvais trouver un groupe.
Ça ne marchait pas super. Un mois et demi et il ne s’était toujours rien passé. Je déprimais. Je ne savais plus trop quoi faire et je ne voulais pas rentrer.
Un soir, j’étais au bar du Town & Country (un pub où
Robert Plant avait chanté avant Led Zeppelin), et ces deux filles me
demandent : « Qu’est-ce que tu es venu faire ici ? »
« Je cherche un groupe. » Elles me disent : « On sait
où tu peux en trouver un. Demain matin, on vient te chercher et on t’emmène ! »
Le lendemain, elles m’ont conduit dans des studios de répétitions — « Manny’s »,
ça s’appelait. Elles m’ont présenté à Mick, le boss, il m’a dit : « Assieds-toi
là, à un moment ou un autre, quelqu’un finira bien par te trouver ! »
Pendant une semaine, je suis resté assis là ! J’achetais des scones, du
café, des trucs dans le genre, pour tout le monde.
Donc, je suis là depuis un moment et voilà qu’un groupe arrive, les Foundations. (Tu vois ? Build me up buttercup? [Il chante :] « Why do you build me up? » Et Baby, Now That I’ve Found You, aussi. C’est des morceaux qui ont cartonné !) Ils cherchaient un guitariste. Ça a fait : « Tu joues? » « Un peu » « Ok. T’es engagé. T’as la nuit pour apprendre toutes nos chansons ! » Le lendemain, je les leur ai jouées et ils m’ont engagé.
Ensuite, je joue avec les Foundations. On joue, on joue, on joue. On était basés à Londres mais on a tourné dans quoi ? Cinq, six pays ? Et partout en Angleterre. Partout.
Ils m’ont vraiment appris tout ce que je sais ! Les types d’accords sur l’album Blank Generation, par exemple, ça vient d’eux ! Ce sont des mecs que j’admire et que je respecte !
Mais à un moment (c’était en tournée, en Croatie), j’ai dû leur dire : « J’arrête. Vous n’écrivez pas, les gars. Vous n’écrivez rien. Faut que je me barre du groupe ! ».
Alors, il y a eu des voix dans ma tête qui n’arrêtaient pas : « New York ! New York ! », elles disaient. J’ai pris l’avion pour New York.
Là-bas, à ce moment-là, la scène punk essayait de s’imposer. Richard Hell, avec son groupe, les Heartbreakers, par exemple.
T’avais quel âge, là ?
Dix-neuf. [C’était en 1974, ndlr]
C’est mignon !
C’était pas mignon. C’était douloureux.
C’était faire de la musique ou crever. Tu comprends ? Il n’y avait pas
d’alternative.
Il y a certaines choses qui dépendent de toi et tu dois te démerder pour
qu’elles arrivent. C’est toi qui dois faire en sorte que ça se passe, quelle
que soit la manière.
C’est une question de vie ou de mort.
Tu te considères comme un des fondateurs du punk ?
Non. « Punk », ça vient des médias. C’est un mot qui a été inventé pour les supermarchés !
On en avait, des fondations, on n’avait pas besoin de fonder : on écoutait tous Charlie Parker ! J’entends souvent dire que les influences du punk, c’est les Ramones, les groupes garage, ce genre de trucs… Ok, musicalement, ça se ressemble. Mais il y a tellement plus de choses qui ont construit cette musique et cette attitude-là !
À l’époque, l’industrie musicale était super
normative : les maisons de disques voulaient un certain style de vêtements
(américain jusqu’à l’os), un certain style de musique (de la pop qui sonne
heavy metal), que tous les membres du groupe soient mignons, avec des mignonnes
petites coupes de cheveux et des mignonnes petites vestes en soie ! Ils te
disaient quel genre de chansons tu devais écrire, tu devais jouer et sur quels
sujets.
Et ils avaient tort, évidemment ! Toujours !
Tu n’imagines pas à quel point c’était incroyable que des gens avec des looks comme les nôtres, Richard et moi et Bobet Marc, on fasse un groupe ! [Les Voidoids en 1977 : respectivement Richard Hell (chant et basse), Ivan Julian (guitare), Robert Quine (guitare) et Marc Bell — a.k.a. Marky Ramone — (batterie), ndlr] Personne n’avait jamais eu notre dégaine : « Ces quatre mecs, là, c’est n’importe quoi ! » [Rires] Personne n’avait jamais vu ça !
Même les Ramones avaient un peu l’air d’un groupe de rock, avec leur look et leurs cheveux longs. Mais les Voidoids ! C’était un putain de défi !
On retrouve l’attitude « punk »…
On a pris le risque de dire aux maisons de disques : « Je ne vais même pas essayer de te sucer la bite ! Je vais trouver ma bite moi-même ! Et me la sucer ! Et je vais adorer ! » [Rires]
Mais cette attitude, elle a toujours été là : les jazzmen, ils avaient déjà une « attitude punk » : « Je vis ma vie. Je fais mes trucs. C’est ça que je fais. »
Nous aussi, on a dit : « Voilà ce qu’on fait : c’est un truc particulier qu’on fait ici et maintenant. On mérite un endroit pour faire ça. Personne d’autre ne veut de nous. On n’a nulle part où aller. »
Tu t’es rendu compte que quelque chose était en train de se passer ?
Quand je suis rentré dans les Voidoids,
— avant qu’on ait jamais joué au CBGB, avant notre premier concert, même — à un
moment, j’ai regardé autour de moi et j’ai pensé : « C’est
comme à l’époque du jazz ! On vit un moment spécial de l’histoire de la
musique, là ! Un moment historique. » Je m’en suis rendu
compte ! Un truc vraiment spécial était en train de se passer. C’était juste
évident.
Je ne sais pas pourquoi mais je crois que j’ai été appelé, depuis la Croatie,
pour aller faire ces choses-là avec ces gens-là à ce moment-là !
Et après, oui, bien sûr, il y a eu les files [devant le CBGB, ndlr] : l’endroit avait genre trois cent
cinquante, quatre cents places et il y avait une file qui faisait tout le pâté
de maisons ! Ils ont dû mettre des nadars, des barricades, des trucs du
genre !
Je ne crois pas toujours que j’ai raison. Mais cette fois-là, je ne me suis pas trompé. On avait encore beaucoup à faire, hein ! Mais à ce moment-là, je me suis dit : « Yeah ! »
Et on se retrouve donc au CBGB avec un bel éventail de groupes.
Oui ! Blondie, les New York Dolls, les Ramones, les Talking Heads… C’est des groupes avec des genres complètement différents. Chacun faisait son putain de truc à lui, et c’était incroyablement différent des autres. Étonnamment différents. Tous !
C’était vraiment sex and drugs and rock n’roll ?
Oui. Et énormément de frime !
En fait, tout le monde pense que c’était « rock n’roll, drogues et sexe ».
Dans cet ordre-là, le rock d’abord.
Mais, non, c’était « sexe, drogues et rock n’roll ». Les drogues avaient
énormément d’importance. Tout le monde en prenait.
Et McLaren, alors, il a fait quoi ?
Il est venu de Londres pour voir ce qui se passait : on lui avait seulement parlé de Richard Hell, apparemment.
Ici, il a vu Richard jouer avec les Heartbreakers et il s’est dit : « Je vais ramener tout ça — ce style, là : les t-shirts déchirés, les épingles de sûreté, tout ! Je vais ramener tout ça à Londres et créer un groupe qui ressemblera à ça ! » Malcolm, c’était surtout un styliste de mode, hein.
Il a ramené tout ça là-bas, il a trouvé des gens pour créer son groupe : certains, musiciens et d’autres, non.
Tout ça a démarré à New York et Malcolm l’a récupéré. Et il l’admet lui-même dans ses putain de bouquins, hein : « Voilà ce que j’ai fait en tant que… En tant que designer, en fait… »
Comment tu vois ton avenir ?
Je n’ai jamais voulu regarder l’avenir.
Il faut regarder le présent. C’est Russ Meyer qui m’a appris ça : faut
regarder le présent.
Ma philosophie à moi, tu sais d’où elle vient ? Bob Dylan, Russ Meyer,
Charles Bukowski… C’est aussi de la philosophie — même si les gens n’appellent
pas ça comme ça !
Tu me racontes une anecdote ?
C’est mon anecdote préférée, je l’ai chopée dans un livre. C’est aussi pour te dire à quel point nous, les punks, on est redevables au jazzmen. Eux aussi, ils se sont battus pour tout le machin : pour avoir leur identité musicale, pour avoir des lieux où jouer et tout le reste.
Donc voilà : c’était l’époque où Miles Davis jouait dans le groupe de Charlie Parker ; et ils sont tous les deux installés à l’arrière d’un taxi qui va vers le Village.
À l’époque, c’était encore des gros taxis, un peu comme en Angleterre, avec plein de place à l’arrière.
Charlie Parker se met à bouffer du poulet. C’est ce qu’il fait : il bouffe du poulet ! Mais il ne s’arrête pas là : il se fait tailler une pipe, aussi. (Parce que bon, hein, qui n’a pas envie d’une pipe ? Merde, quoi, je veux dire, qui peut bien ne pas vouloir de sexe oral ?) Bref. C’est ce qu’il est en train de faire, quoi ! Le taxi qui va bientôt arriver dans le centre-ville, et Charlie Parker est là, à bouffer son poulet, avec la fille qui fait : « blup blup blup blup blup », tu vois ? Comme ça !
Charlie jette un coup d’œil à Miles et il lui fait : « C’est l’horreur pour toi, hein ? Ça te choque à fond, hein ? » Et Miles lui fait : « Ben oui, évidemment ! Déjà, je n’ai aucune envie de voir tes conneries, là ; mais en plus, on va arriver dans le Centre, quoi ! »
Et là, Charlie lui répond : « Ben ne regarde pas, alors, Ducon ! » [Rire]
Illustrations réalisées par Thierry Bouüaert avec ses jolies mains appliquées.