La galerie Superchief, à New York, faisait une rétrospective du super prolifique Mike Diana. L’occasion pour qu’il m’explique comment il s’est retrouvé à être le premier Américain à faire de la prison à cause de ses dessins. Mais bien plus qu’une victime de la pudibonderie ricaine, c’est un homme extrêmement talentueux et sensible qui s’est confié à moi.
[Version originale en anglais ici.]
Son site web
Qui es-tu ?
Mike Diana. Je vis ici, à New York et ça fait du bien d’être ici. Je suis né ici, au-dessus de New York, dans une petite ville qui s’appelle « Geneva » puis je me suis échappé.
En fait, quand j’étais môme, on m’a forcé à aller vivre en Floride avec ma famille, et je ne me suis jamais fait à la façon de vivre de là-bas, ils sont conservateurs et coincés.
Tu as dit que c’est certainement à cause de la Floride que tu as ce côté rebelle.
On m’a forcé à aller à l’église, déjà quand je vivais encore à New York — mais en Floride, c’est bien plus extrême. Après un moment, je me suis positionné contre la religion dans mes dessins. Les journaux télé ont été une grande influence pour mes BD et mes dessins. Les enfants qu’on agresse et des meurtres et plein de trucs de tarés — même des prêtres qui touchent des enfants. Du coup, j’ai commence à dessiner des trucs anti-religieux.
Ça veut dire quoi, New York, pour toi ?
J’ai fui pour venir ici. De la Floride vers New York en 1996 et… c’est vraiment vachement mieux à New York. C’est beaucoup moins coincé et puis j’ai rencontré des gens qui font de l’art et des comics et des fanzines. Même des librairies qui vendent ce genre de trucs. Tu vois, c’est juste vachement mieux.
Il n’y a donc rien qui soit sacré à tes yeux ?
En fait, peut-être pas dans le monde des comics.
J’aime vraiment Mère Nature et les animaux et tout. Du coup, en général, je n’ai pas envie de dessiner des animaux qu’on tue. Des fois oui, mais la plupart du temps, c’est des êtres humains. Les humains sont en train de détruire la planète. Ça et la technologie, d’une manière ou d’une autre.
J’ai envie, un jour, de faire un comics plus axé sur ce genre de truc, La Revanche de Mère Nature, quelque chose comme ça. Ça serait marrant.
Comment est-ce que tout ça a commencé ?
Ben, j’ai d’abord été fan des comics, des trucs d’horreur des années cinquante. Ceux avec plein de trucs dégueulasses.
Puis, je me suis mis à la BD underground, encore plus extrême. Des trucs des années septante. S. Clay Wilson, Greg Irons, Robert Crumb, des artistes underground. J’adore ces trucs de fous !
J’aime les films de John Waters, tu sais ? Ceux du début, avec Divine. Et les films d’horreur bizarres.
Puis, j’ai sorti mon fanzine à moi, Boiled Angel. Je dessinais des trucs de plus en plus dégueu, histoire de me surpasser. Je l’ai envoyé à ce magazine, Flat Sheet Five, qui faisait de la critique de fanzines, et les gens ont commencé à le commander par la poste…
Quelqu’un a envoyé un exemplaire du numéro six à la police de Floride. Il y avait ces meurtres qui avaient lieu… et… ouais…du coup, les flics se sont pointés et ils m’ont dit que j’étais recherché pour ces meurtres. J’étais un des suspects. J’ai dû faire une prise de sang pour leur analyse d’ADN, pour prouver que j’étais innocent.
Et il y avait ce détective qui a gardé un dossier sur moi, il a commandé les numéros sept et huit de Boiled Angel par la poste. Je ne me rendais absolument pas compte de ce qui était en train de se passer. Plus tard, j’ai été fiché parce que… — mon avocat a réussi à mettre la main sur mon dossier, on a pu savoir ce que tramait la police en secret. Ils ont commandé ces numéros de Boiled Angel pour les mettre dans ce dossier qui restait sur le bureau du procureur et que personne n’a voulu faire suivre en justice jusqu’à ce que, deux ans plus tard, l’assistant du Procureur de Floride, Stuart Baggish, est tombé dessus, peut-être par accident.
Du coup, j’ai dû aller au tribunal pour ça. Il y avait trois inculpations pour obscénité : publier, distribuer et promouvoir de l’obscénité.
Ça veut dire quoi, en fait, « obscénité », aux États-Unis ? Je ne pense pas que ce soit les mêmes lois qu’en Belgique.
En Floride, la loi contre l’obscénité est un prétexte à contourner la Constitution.
Le Premier Amendement ?
Oui. Ils disent que si quelque chose n’a pas de valeur artistique, scientifique ou littéraire, c’est obscène. S’il y a une de ces valeurs, ça ne peut pas être vu comme obscène parce que c’est protégé par la Liberté d’Expression.
Du coup, ils ont parcouru mes œuvres et ont prouvé au tribunal que ce n’était pas de l’art — j’ai toujours du mal à comprendre : comment des dessins, ça ne peut pas être de l’art ? Mais, par « obscénité », ils veulent dire « pornographie », je veux dire, c’est une loi super large. [Il montre son expo, autour de nous] Ça serait vu comme obscène, chaque œuvre ici.
La loi dit aussi que pour être obscène, ça doit être un tout, pas juste une page : chaque page individuellement doit être considérée obscène. C’est ce qu’ils ont fait, du coup, ils ont dit que chaque page est obscène.
Donc, ouais, c’est difficile à comprendre, parfois, quand j’y pense.
Tu parlais de faire un roman graphique qui parle de ton procès…
Oh oui, je veux le faire ! Ce serait bien ! Montrer le vrai visage de la Floride.
Il y a plein de petits détails, dans cette histoire.
Par exemple, quand je me suis retrouvé au journal télé, mes voisins et les gens m’ont reconnu. Et c’est pas le genre de gens dont tu veux qu’ils sachent des trucs sur toi, qui te surveillent, tu vois ? Les gens de l’autre côté de la rue, c’était une famille super religieuse avec un nouveau-né et du coup, ils ont eu peur pour leurs vies, et peur pour la vie du bébé.
Et à un moment, mon frère, qui a deux ans de moins que moi mais qui me ressemble à mort, genre on est presque la même personne — ils ont cru que mon frère et moi, on était la même personne — et mon frère faisait des fêtes vachement rock n’roll, il faisait des feux devant la maison et, lui et se amis, ils écoutaient du black metal : du coup, ils tagguaient des croix à l’envers. Et ils pensaient que c’était moi, tu vois, genre « mais c’est qui, ce taré ? »
Du coup, ils ont appelé la police tellement de fois sous tellement de prétextes différents que la police a fait venir les pompiers chez nous et ils ont déclaré que les fondations de notre maison n’étaient pas aux normes. Ils l’ont condamnée, nous ont donné une semaine pour déménager. En fait, ce qu’il s’est passé, c’est qu’ils nous ont virés du quartier, tu vois, pour qu’on se barre.
Et ouais, ça, c’est une des histoires, tu sais, des petits trucs comme ça.
Après, pour l’énonciation de mon verdict, le public avait le droit d’être dans la salle d’audience. Ben, on m’a amené de la prison pour entendre le verdict du juge et je vois ce mec qui me fixe des yeux à travers la salle. Le père, le mari de cette famille religieuse, était là pour dire au juge comment j’étais une personne horrible, tu vois, et qu’il avait peur pour sa vie et qu’il fallait qu’on m’enferme, tu sais ?
J’ai eu de la chance : ils ne m’ont pas enfermé, j’ai juste eu un sursis.
Et tu penses quoi des dessins de Rolling [le vrai tueur de Gainsville] ?
Ah ouais, j’ai bien aimé ses dessins quand je les ai vus. Il y en a un que j’ai vu dans lequel il y avait huit crânes. Il a mis huit crânes parce qu’il a tué huit personnes. Ouais, c’étaient de beaux dessins, tu sais.
C’est intéressant qu’ils puissent avoir ça, des gens qui dessinent, tu sais, qu’ils puissent avoir une nouvelle vie en prison. Il tuait et là, il ne tue plus les gens. Du coup, il se met à dessiner des crânes et tout. C’est intéressant.
Ça montre la part symbolique de l’art…
Ouais, j’ai l’impression que c’est symbolique, j’imagine.
En fait, toute œuvre d’art regarde vers le passé.
J’allais souvent au Musée Salvator Dalí, en Floride, et ses dessins, c’était genre des cauchemars, oniriques, et je me demandais ce que ça veut dire, tu sais, des fois, je fais des rêves qui ressemblent à fond à ses peintures et je pense que ça m’a aidé à me mettre moi-même à la peinture.
Ça m’a toujours étonné qu’en Floride — j’imagine que c’est parce que Dalí est vraiment reconnu en tant qu’artiste, tu sais — ce ne soit pas considéré comme obscène.
Ouais, j’aime bien mettre des symboles dans ma peinture, des fois. Des genre de trucs vraiment simples, tu vois ?
Est-ce que c’était intéressant, finalement, ce cours d’éthique du journalisme [que le verdict l’obligeait à suivre suite à sa condamnation] ?
Oui, c’était intéressant. Je l’ai pris ici, à New York, j’ai réussi à transférer le sursis. J’ai été à ce cours et le prof avait travaillé dans la presse, du coup, il avait entendu parler de mon cas. Donc, en fait, il a commencé par parler de mon procès et il m’a présenté à la classe et tout. Du coup, je suis un peu devenu une partie de la matière. C’était intéressant.
La plus grosse partie du cours, c’était sur l’éthique du journalisme, c’est-à-dire comment les journalistes doivent savoir quoi dire ou non, et des problématiques sur la vie privée, ce genre de trucs.
Plutôt basique, tu sais, mais c’était bien.
Ça veut dire quoi, l’art, pour toi ?
Je crée depuis que je suis môme. Mes parents m’avaient inscrit dans une activité extra-scolaire où je créais des sculptures et des dessins et de l’artisanat.
En fait, je pense que l’art a plein de potentialités différentes, de trucs potentiels…
Ce que je pense qui n’est pas de l’art, c’est ce qu’ils considèrent comme artistique en Floride : le mainstream. Les gens aiment ces peintures de couchers de soleil, des jolies scènes de plage, de la nature morte, genre de la peinture de nature, tu vois, mais c’est poussé à un point tel que c’est très… euh… presque sans sentiments.
Tu sais, le mec avec des cheveux bouclés qui t’apprend à la télé comment peindre étape par étape ? Ils n’ont même jamais essayé de peindre comme ça et ils ne peuvent pas le comprendre. C’est trop difficile.
Le punk, ça t’a influencé ? Angelfuck, ça vient des Misfits.
Oui, c’est une chanson des Misfits, c’était à l’époque où je les écoutais. J’ai fait trois numéros d’Angelfuck puis j’ai changé le nom en Boiled Angel.
J’ai toujours aimé le punk et la musique bizarre, tu vois, GG Allin, je l’aimais bien à l’époque. Je l’ai vu en concert et c’était vraiment un truc de taré. C’était à Orlando, en Floride et la police a débarqué en plein milieu et a arrêté GG Allin, arrêté le groupe parce qu’ils étaient à poil. Pour obscénité, en fait. C’était la seule fois où je l’ai vu.
Vers 87 ou 88, j’allais à plein de concerts punk. Il y avait plein de bons groupes. J’allais voir des groupes de death metal aussi en Floride parce qu’il y en avait tellement là-bas. Marylin Manson vient de Floride, du coup, je l’ai rencontré.
Ouais, il y avait vraiment un moment où j’allais voir tous ces groupes, dans les années quatre-vingt et nonante.
Un plaisir artistique honteux ?
Sans doute les films d’horreur, mais c’est un truc assez normal, tu sais. Je veux dire que j’imagine que tout sort dans mes œuvres, tous les trucs étranges, tu sais, en essayant de dessiner peut-être quelque chose d’encore plus étrange [rire].
Qu’est-ce qui te fait bander dans l’art ?
Des trucs que je n’avais jamais vus, je pense. Un truc que me fait vraiment me dire : « Waw ! C’est pas ordinaire ! » ou « C’est quelque chose de différent », peut-être.
Qu’est-ce qui te fait bader dans l’art ?
Je pense que la plupart des trucs artistiques me font bader parce qu’ils sont très normaux. À New York, je vais parfois dans des galeries et il n’y a que des œuvres que je n’aime pas. C’est pas particulier, c’est encore et toujours la même chose.
Comme les sculptures, elles sont chiantes, tu te demandes pourquoi on dit que c’est de l’art. Mais bon, là, c’est le côté business. C’est intéressant, le monde de l’art, dans son ensemble.
Et parfois je vois vraiment de bonnes œuvres d’art que j’aime beaucoup dans des musées. Ils ont fait une expo sur les comics, avec des vieilles BD et tout il y a un mois. Ils ont un musée du cartoon. Ça vient d’une époque où on ne considérait pas vraiment les comics comme de l’art. Et maintenant, c’est sauvé et préservé en tant qu’œuvres d’art et c’est une bonne chose. J’aime bien voir ça.
Tu nous racontes une blague?
J’en ai une bonne mais elle est visuelle.
Pas de problème, on va la filmer!
Moi et mon frère et mon père, on est allé à l’église. Une église catholique. On est assis à la messe et, à l’église, tu dois te lever, te ré-asseoir, tu sais, selon les différentes parties de la messe.
Devant nous, il y a une grosse dame avec une robe. Moi, mon frère et mon père, on est assis là, derrière. « Que tout le monde se lève, s’il-vous-plaît ! » La femme se met debout et sa robe est coincée dans sa raie du cul. Mon frère, qui est un mec poli, s’empare de la robe et la sort de là. Elle se retourne et lui donne une gifle, tu sais.
Puis le prêtre dit « Ok, asseyons-nous tous ! » du coup, on s’assied tous. Après un moment, c’est le moment de se lever à nouveau : le prêtre dit : « Ok ! Debout ! » et on ne veut pas être les seuls à ne pas le faire, du coup, on se lève. Et, de nouveau, la robe dans la raie du cul. Ce coup-ci, c’est mon père qui la retire de là. Elle se retourne et le gifle.
Il est temps de se rasseoir, du coup, on s’assied, histoire de ne pas se faire remarquer. Et puis il est temps de se relever. Et cette fois-ci, la robe n’est pas coincée et du coup [mouvements des mains] je l’ai poussée là dedans.
Photos : Charly Delcommune