Une forêt. De la mousse. Douce. Enveloppante. Calme. Du vert matriciel autour. Mes chats qui ronronnent avec cet air de “ah, ça y est, toi aussi tu comprends la vie” dans les yeux. La voix de Chris Isaak. Une bite en érection. La douceur du gland.
Arrête ça. Là, tu vas tomber dans la folie.
Tu pleures sur ta cigarette.
L’appel de ce doux à l’intérieur. Allez… plus de détails à ta forêt. Plus de bien-être à avancer.
Ton manager est venu fumer à côté de toi. Tu ne l’avais pas vu. Des larmes coulent toujours silencieusement. Il les ignore.
Ta cigarette est finie. Il est l’heure de s’y mettre. Fosse aux lions.
Ces gestes mille fois pourtant répétés. Si difficiles. Le temps s’allonge. Tu sais que ça va s’empirer. Dernières minutes seule. Dans la liberté d’être toi simplement. Le peu qu’il en reste. Pas “mademoiselle”. Enfiler leur t-shirt. Ce soutien-gorge obligé professionnellement t’enserre. Les premiers barreaux de la cage. Vérifier les traces de mascara sur les joues. Allez, courage, juste huit heures. Le tablier.
Tu es une serveuse.
Raccroche-toi à ça. La forêt, c’est dangereux.
Ce n’est pas toi, c’est une serveuse.
Ce bar aimé, dont tu connais chaque griffe. Dont tu as vu la naissance. Tellement frotté tellement de soirs. Avec amour. Et vinaigre. Ses multiples pompes. Ces tables. Ces souvenirs. Cette expertise.
Le manager ne te regarde plus dans les yeux. Ce n’est plus Alex, c’est un manager.
Il te critiquera évidemment maintes fois pendant ces sept heures cinquante-huit. Ne se rendra pas compte, ne voudra pas voir l’inanité, l’humiliation de faire des remarques censées améliorer le travail de qui on vient de virer.
Être là. Sourire. Être bonne. Leur donner tort.
Plus d’âme. Encore un petit bout, là au fond, recroquevillée. Plus grand monde dans toi. De la douleur. De la frustration. De l’humiliation.
Alors, c’est fini ? Alors tout ce que vous me donnez encore, c’est ça ? Être une serveuse. Douze euros par heure d’exploitation. Et des tas de mauvaises excuses teintées de mauvaise foi ?
N’ai-je vraiment jamais pu vous montrer à quel point j’aimais être là ? À quel point j’aime le moindre centimètre de ce café que j’ai moi aussi accouché ? À quel point je suis devenue cette serveuse-là et non une serveuse ? À quel point c’est servir ? Eux ? Le café ? Vous ?
Les larmes poignent à nouveau.
Non, pas quand tu es serveuse.
La forêt. La mousse. Chris Isaak. Le sourire des chats. La bite.
Arrête ! Tu vas te perdre là-bas. Je ne suis pas sûre qu’on en revienne.
Des gens ont fini leur verre à la deux.
Reprends-les. Souris. Fais une blague. Ils te complimentent sur ton travail et sur l’établissement. Le rictus du coin de tes lèvres ne leur a pas échappé. Tu te tournes vite pour cacher ton visage.
Le plateau sur le bout des doigts. La main forme une araignée. C’est ça le truc. C’est Alex qui te l’a appris. Tu avais peur de prendre un plateau au début. Tu trouvais des excuses. Puis il t’a expliqué l’araignée. Dès que tu connais le truc, tu ressembles à une vraie serveuse. Tu as dû un peu t’auto-impressionner au début. “C’est moi, j’ai l’air d’une vraie serveuse !” Tu étais fière d’arriver à bien faire quelque chose qu’il t’a appris.
Le nombre de choses qu’il t’a apprises. Le peu de compliments mais l’exigence. Au début, tu paniquais. Tu voulais juste tellement bien faire pour lui. Son amour des choses bien faites te touchait tellement. Fière de pouvoir faire de même. Puis fière de transmettre ça, ensuite.
Les bières de la deux. Sourire. Ils aiment ce que tu leur a conseillé. Amertume.
“On pense que tu ne t’épanouis pas ici.” “C’est mieux pour toi”. Dégoût.
Tu essaies de capter le regard d’Alex. Il détourne les yeux. Sept heures trente encore et tu as l’impression que ce n’est juste pas possible. Que tu vas éclater. Te mettre à hurler. Tu t’accroches au froid du plateau quand tu bouges un peu les doigts. Mise en danger de l’équilibre des verres. C’est réconfortant de savoir que tu ne les feras pas tomber. Tu dis encore non à la forêt. Te raccroches au sourire de la serveuse. “Bonjour. Bienvenue. Puis-je vous aider à choisir vos bières ?”
Alors, ça va se finir ? Vous ne voulez plus me voir ? Je ne fais plus partie de vos vies ? Comme ça ? Ça va juste se finir comme ça ? Aussi sale ? Aussi pas fini ? Aussi pas exprimé ? Avec des mots dégueulasses et froids comme “préavis” et “C4” ?
Le coude-à-coude de la guerre du rush, les complicités, les blagues récurrentes, tout ça, ça va se teinter de sale ?
On va devenir des mauvais souvenirs les uns pour les autres ?
Et encore plus de sept heures de numéros de tables, de noms de bières, de regards évités et d’appels de la forêt.
Saloperie.