Sylvain se balade. Sylvain escalade. Sylvain se faufile. Sylvain fait des photos. Une vie à se jouer des interdits et des limites imposées. À définir lui-même son espace. Et à en témoigner. Sylvain est un pionnier de l’exploration urbaine, mais préfère les anecdotes alcoolisées à la vile flatterie. Et moi, je suis bien contente qu’il sorte un livre pour vous présenter Sylvain.
T’es qui ?
Je suis d’abord un explorateur. Je fais de la photo. Je me balade dans les lieux insolites. Et puis, je montre tout ça au public. Voilà ma démarche en deux mots.
Comment ça a débuté, pour toi, l’exploration urbaine ?
C’est basé sur la curiosité. J’ai ça en moi depuis que je suis tout petit. C’est mon papa, à sa manière, qui m’a lancé là-dedans. Quand on allait faire une visite guidée en famille, il se barrait toujours. Il passait la barrière. Là où il est écrit : « Interdit au public », il fallait qu’il aille voir. Puis, gamin, j’allais jouer dans des friches, dans des maisons abandonnées, des trucs qui font peur… Tout le monde est passé par là. Sauf que la plupart des gens arrêtent quand ils grandissent. Pas moi ! [Sourire arsouille] J’ai continué ! Toujours ce goût d’aller voir ce qu’il y a derrière. Derrière la palissade. Derrière un mur tout décrépit devant lequel on passe tous les jours. Puis j’ai été à Paris ; là, c’était les catacombes et les égouts…
Quand j’étais étudiant, j’ai découvert Internet, et, comme tout le monde, j’ai créé mon site. J’étais là : « Mais qu’est-ce que je vais mettre sur ce site ? — Tiens : je vais prendre des photos de ces endroits, et raconter deux, trois trucs… » J’ai appris que ça avait un nom, « exploration urbaine » et qu’il y avait d’autres gens qui le faisaient aussi… Le concept a été mis par écrit à peu près à ce moment-là, au milieu des années nonante, par un Canadien, Ninjalicious, sur son site, Infiltration. On a échangé pas mal sur le sujet : on n’était pas beaucoup à faire ça, à l’époque. La « discipline » est vraiment née à ce moment-là, il y a une petite vingtaine d’années.
Du coup, Forbidden Places est un des premiers sites d’urbex sur le net ?
Oui. À l’époque, il n’y en avait pas beaucoup. J’ai fait ce site, quoi : j’avais quelques photos, j’avais un appareil jetable. C’était vraiment pour dire : « Voilà, j’y suis allé, regardez à quoi ça ressemble » et raconter un peu de l’histoire du lieu. C’était pour témoigner, il n’y avait pas du tout de « recherche artistique » ou quoi que ce soit.
Puis, moi qui viens du fin fond de la France, où il fallait faire trois cents bornes pour aller dans une vraie ville, je suis arrivé en Belgique ! [Sourire] J’ai découvert, un, sa densité (tout est tout près !) et, deux, son passé industriel, toutes ces friches immenses, des villes entières et ce qui va avec : quand il n’y a plus d’usines, les maisons qui sont autour sont abandonnées, et le château du patron aussi ! J’ai passé les premières années à sillonner la Belgique, j’étais tout le temps sur les routes, jour et nuit. J’ai vraiment découvert un terrain de jeu hallucinant ! C’était tout début 2000, et l’exploration urbaine, ça n’existait pas trop en Belgique. Là, c’était vraiment la découverte, quoi !
C’est là que je me suis mis sérieusement à la photo. Je me suis rendu compte de l’importance du côté esthétique : les gens ne vont pas forcément être intéressés par un truc abandonné (une usine, une maison, un hôpital, n’importe quoi) ; par contre, si tu montres que ça peut être beau, je crois que ça ramène plus de monde. C’était pas mon objectif premier : moi aussi, j’ai découvert la beauté de tout ça au fur et à mesure. [Il sourit] Je ne l’appréciais pas, peut-être, quand j’étais plus jeune…
À ce moment-là, j’ai beaucoup voyagé via mon boulot : aux États-Unis, en Australie, en Inde, à Taïwan, en Allemagne — j’ai pas mal sillonné le globe. Je me suis fait un réseau de malade, notamment parce que j’avais un peu cette image de « pionnier » — mon seul mérite, c’est que je fais ça depuis longtemps. Et que je garde le cap.
Concrètement, si t’as envie de commencer l’exploration urbaine, comment tu fais ?
Google, Facebook, il y a tellement de possibilités… C’est devenu accessible. Quelqu’un qui veut se « lancer », après un quart d’heure sur internet, il aura trouvé un ou des endroit(s), des personnes à qui demander des infos, et cætera, et cætera… Ça me fait vraiment halluciner, en quatre, cinq ans, l’ampleur que ça a pris ! Avant, c’était plus… secret.
Et au point de vue légal ?
En Belgique, c’est assez marrant : on n’a pas le droit d’escalader (pour rentrer dans un truc) ; par contre, si une porte est ouverte ou une trappe suffisamment grande, ça pourrait passer. Et, évidemment, ne pas utiliser d’outils. Après, de manière plus « pratique », il est rare d’avoir vraiment des problèmes avec la police, à moins d’être pris en train de voler, de casser, de détériorer, de forcer une serrure ou quelque chose comme ça. Ça dépend aussi de quelles sont les cibles : si tu te fais prendre dans un tunnel de métro, t’as tout ce qui est associé au terrorisme, donc ça peut être beaucoup moins cool ! Puis, ça varie énormément selon les pays : il y a des trucs que je fais ici que je ne tenterais jamais en Angleterre ou aux États-Unis.
À cause des gardiens privés qui se la jouent cow boys ?
Oui. Et t’as aussi les Neighborhood Watch Policies : dès que tu leur parais suspect, ils appellent les flics ! Même si tu fais juste trois aller retour dans la rue pour repérer un lieu ! Puis, il y a des caméras partout, énormément de gardiennage et cette culture de la parano qu’on n’a pas ici — pas encore trop, en tous cas.
Tu ne vas que dans des lieux abandonnés ?
T’as deux « écoles » dans l’explo. Les gens font rarement les deux — même si, moi, je touche à tout ! T’as les bâtiments abandonnés, les friches, tout ça… Puis tu as aussi l’infiltration. C’est aller dans des endroits où t’es pas censé aller, en fait. Ça peut être les égouts, ça peut être monter sur des grues, escalader des églises, ce genre de choses, de structures humaines, construites par les humains. Moi, je vois vraiment l’infiltration comme un jeu, pour m’amuser, un peu hacker la ville, quoi ! La photo devient plus accessoire et, évidemment, les risques de se faire prendre sont un petit peu plus élevés que dans une vieille usine perdue au milieu de nulle part !
Tu t’es souvent fait arrêter ?
Quelques fois, ouais ! [Il pouffe] Surtout ces derniers temps, en fait. Je ne sais pas si c’est une coïncidence…
Raconte !
Une fois, je me suis fait prendre, après une soirée bien arrosée, dans une église désacralisée, à Bruxelles, qui est fermée depuis des années. Je suis monté, avec un ami, sur le clocher, puis dans le clocher. Il y avait encore l’électricité, donc toute la machinerie qui fait sonner les cloches. À trois heures du matin, les voisins n’ont sans doute pas apprécié — ou ils ont eu peur : une église qui ne faisait plus de bruit depuis des années qui se met à sonner ! Quand les flics sont arrivés, j’étais en train de jouer de l’orgue… Mais je ne pense pas que c’est ça qui les a fait venir. Les cloches, par contre, une fois que c’est parti… Il y a pas mal d’inertie, en fait : je pensais que ça allait juste faire un « dong » mais une fois que ça balance, ça ne s’arrête plus ! [Rires] Ça s’est fini chez moi avec les flics parce qu’on n’avait pas nos papiers. Mais aucune conséquence : on était rentrés sans effraction (il y avait bien un petit peu d’escalade, mais bon…) C’était quasiment ouvert à tout vent, et on le leur a montré. Ils nous ont fouillés : on n’avait pas d’outils — on a fait ça de manière assez propre ! Et on n’avait rien cassé. Donc, à leur grand regret, ils nous ont laissés partir ! C’était rigolo : on était complètement bourrés !
Quelle est l’exploration dont tu es le plus fier ?
L’École Vétérinaire. Je suis tombé dessus comme ça, un peu par hasard. Je suis rentré par cette petite fenêtre, dans une cave… C’était tout meublé ! C’était dans son jus depuis, je sais pas… dix, quinze ans ! C’était hallucinant ! Maintenant, il n’y a plus rien, mais faut voir mes photos !
T’es le premier à l’avoir trouvée ?
Oui. Et, bêtement, je l’ai mise sur mon site ! En fait, c’est resté assez longtemps sans que personne n’y aille : j’avais mis que c’était pas accessible ou une connerie comme ça — parce qu’évidemment, tout le monde m’avait demandé où c’était. Puis, j’ai juste lâché l’info à une personne et, à partir de là, ça a été fini ! Je pense que ça a été un des lieux qui ont été le plus visités. Toujours maintenant, ça tourne encore pas mal…
Et celle qui t’a le plus marqué ?
Les asiles psychiatriques aux États-Unis : c’est vraiment, wow, quoi ! J’en rêve encore la nuit ! J’en ai faits, où personne n’était rentré, qui ont été fermés en l’état : t’as tout, même l’atmosphère oppressante. La psychiatrie, c’est déjà assez tabou et là, c’est la psychiatrie d’il y a trente, quarante ans : les camisoles de force, les électrochocs… à l’ancienne, comme dans Vol au-dessus d’un nid de coucou !
Et en photo, c’est magnifique ! Ils pensaient que l’architecture avait un effet curatif : il fallait que ce soit beau — pas uniquement fonctionnel. C’est des trucs imposants, qui font peur. Enfin, aujourd’hui, je trouve que ça fait peur.
Je n’ai qu’une envie : en refaire. Malheureusement, ça se dégrade et il y en a de moins en moins. C’est le côté éphémère : des fois, t’attends un jour et c’est le jour de trop : le chantier de démolition commence.
T’as un fantasme d’explo ?
En fait, si un truc te fait rêver, ça veut dire que tu le connais, donc que quelqu’un y a déjà été. C’est l’inverse, du coup, le fantasme : une découverte. Ce que j’ai eu avec l’école vétérinaire… Un nouveau monde ! Ressentir la même chose que les explorateurs… — les vrais, hein : ceux qui ont trouvé des continents et tout ça ! [Soupir]
C’est la sortie de ton deuxième bouquin, là !
Ouais ! Quatre ans après le premier ! J’en suis super fier ! Il est plus personnel, j’ai eu plus de liberté au niveau des contenus, des textes, du choix des photos… C’est une balade dans des endroits insolites et isolés en Italie, en Espagne, aux États-Unis, en Angleterre, en France, en Belgique, en Allemagne, en Bulgarie… — il y a une trentaine de reportages. Donc, là, c’est le premier courant de l’exploration urbaine : l’infiltration, c’est difficilement publiable par un éditeur qui a pignon sur rue ! [Rires]
Les textes sont écrits par ton frère.
Mon petit frère, ouais. Il a fait les textes du premier et il a fait les textes du second. C’est une collaboration qui marche bien ! Une partie des textes est objective, c’est une description historique des lieux, dont certains ont croisé la Grande Histoire (la maison du Parti Communiste bulgare, par exemple). À côté de ça, il y en a une autre partie où il est sur un travail plus poétique, plus rythmique, plus émotionnel. Là, l’idée, c’est de plonger le lecteur dans l’ambiance du lieu.
Et tu es en couverture !
C’est mon éditeur qui l’a choisie : il a été sur ma page Facebook et il a pris la photo qui avait le plus de like. Dans le bouquin, je ne travaille qu’avec des photos où il n’y a personne, juste les lieux. Mais sur Facebook, je me lâche : il y a des photos avec des gens ! Du coup, bizarrement, la couverture, c’est une photo avec moi dessus.
Qu’est-ce qui te fait bander dans l’exploration urbaine ?
C’est triste à dire, mais je bande de moins en moins. Ce qui me faisait surtout bander, c’était l’exploration. Et c’est rare d’en faire aujourd’hui. C’est plutôt de la ré-ré-ré-exploration : tout a été fait. Du coup, c’est encore plus bandant quand tu tombes sur un truc que tu découvres, quand c’est toi qui as fait les recherches, trouvé un accès, réussi à entrer… Et que t’es le premier !
Qu’est-ce qui te fait bader dans l’exploration urbaine ?
Quand ça devient du tourisme de masse ! Avec des mecs partout, qui débarquent par petits groupes, tous pareils, tous habillés pareil, en noir, avec les gants, machin, les rangers, tout ! T’en as, ils débarquent à quinze ! Le bad trip, quoi ! Et je me dis : « C’est pas possible ! Je ne suis pas comme eux ! » Mais j’ai le même appareil, j’ai le même matos, je suis habillé pareil… [Soupir] J’étais plus optimiste quand ça a commencé à monter, fin 2008. Je me suis dit : « Ça va retomber, c’est juste passager… » Au contraire, là, c’est exponentiel. Je ne sais pas pourquoi. C’est peut-être Internet. Ou peut-être que les gens s’ennuient, qu’ils ont besoin de changer leur quotidien. Je ne sais pas.
Un plaisir honteux ?
J’aime bien effrayer les gens. Mais j’en suis très fier, j’en ai pas honte. Je me cache quand je suis tout seul puis il y a des gens qui débarquent, des petits jeunes, et je fais : « Bouh ! » C’est rigolo ! Ça marche super bien !
J’aime bien voir sans être vu, aussi. C’est pas honteux non plus, mais je me suis rendu compte que je le faisais en permanence. C’est un petit plaisir. Un petit jeu. Surtout quand t’es tout seul : tu es plus attentif à ne pas faire de bruit. Et encore mieux si c’est un gardien, comme ça, tu vois, le suivre de loin. Toi, tu le vois ; il sait pas qu’il est vu…