Alan Moore est un drôle de type qui est rentré dans ma vie avec d’autres drôles de types. Je regrette rarement d’avoir aimé. Cela amène souvent tellement de richesses, l’immersion dans une autre vie, un autre univers…
Paris, il y a trois ans. Je l’aime vraiment bien, ce mec. Il me donne envie d’élever des enfants avec lui. Moi qui ai toujours revendiqué ma nulliparité comme un état définitif. Le corps repu, ma main caresse nonchalamment sa toison et mes yeux se promènent sur sa collection de bd. Un gros volume attire mon attention. La tranche comme un livre de contes. Lost Girls, pas mal. Alan Moore et Melinda Gebbie, encore mieux ! Un roman graphique pornographique, diantre, mais c’est pour moi ! Il me dit que ça risque de me plaire. Je me demande si c’est à cause du titre.
Deux ans plus tard. Je ne me suis pas tout à fait remise du Parisien, mais je sais que le quitter était la chose à faire. Je n’ai eu le temps que de feuilleter Lost Girls. Comme notre histoire. Il doit toujours trôner là, au milieu des bd, à côté de mains qui ne sont pas les miennes. J’essaie à présent une nouvelle relation avec un gentil garçon très intelligent. Ses bd à lui aussi se trouvent à côté de son lit. Un gros volume y trône, qui m’envoie un coup au cœur. Il me dit qu’il en a été déçu. Je le lui emprunte. On ne me la fera pas deux fois !
Et là, c’est le coup de foudre. Presque plus que ce que j’ai ressenti quand j’ai rencontré le Parisien ! C’est beau ! Foutre, que c’est beau ! Des couleurs pastel, tendres. Beaucoup de courbes. Des femmes vraies, d’âges différents, qu’on a l’impression de toucher. Une sensibilité féminine qui va droit au but. Elle a l’air d’être le genre de gonzesse qui me plaît, la Melinda, qui est incapable de te parler de vernis à ongles ou de tarir quand il s’agit d’art. Ses morceaux pastichés, dans le style, entre autres, de Schiele sont savoureux.
C’est intelligent ! L’Histoire et les histoires se mêlent. Moore fait revivre trois personnages fictionnels (Dorothé, Alice et Wendy respectivement héroïnes du Magicien d’Oz, d’Alice au pays des merveilles et de Peter Pan) et ne cesse de parler de pastiche, s’adonnant lui-même à la tâche. La littérature, le récit, la fiction et l’imaginaire se télescopent à qui mieux mieux.
C’est tendre, enfin. Nos trois héroïnes, devenues adultes, se racontent leurs histoires sexuelles respectives. Elles ont connu moults traumatismes dont le moindre n’est sans doute pas de tenter de vivre leur amour pour « la chose » en ce début de vingtième siècle. Mais elles se sont trouvées. Elles sont là les unes pour les autres. Très vite, s’installe l’importance de raconter pour se libérer.
C’est excitant. J’ai arrêtée plusieurs fois ma lecture pour promener une main loin d’être nonchalante dans ma toison. Presque tous les aspects de la sexualité et de ses « déviances » y passent, sans pour autant qu’on y retrouve un aspect fastidieux de checklist comme, par exemple, chez Sade. Et cela grâce aux récits enchâssés et à la représentation de l’imagination des protagonistes.
Moore (le grand monsieur qui a scénarisé nombre d’incontournables comics tels que Watchmen et V for Vendetta) et Gebbie ont travaillé plus de dix ans sur ce chef-d’œuvre et puis se sont mariés. Qu’est-ce qu’ils ont bien fait ! De l’écrire – de se marier, je ne sais pas, ça leur appartient ; mais je peux tellement imaginer l’idylle qui se noue quand on bosse ensemble aussi longtemps sur un gros morceau pareil !
Les gentils garçons, ça ne me convient pas terriblement ; le regret du Parisien se fait de plus en plus ténu. Le mois dernier, j’ai acheté un exemplaire de Lost girls. Il se retrouve fort souvent dans mon lit, à portée de mes mains, pas loin de ma toison.
ALAN MOORE + MELINDA GEBBIE, Lost Girls, Top shelf productions, 2006.
ALAN MOORE + MELINDA GEBBIE, Filles perdues (traduction française : Anne Capuron), Delcourt, 2008.