Et le rythm and blues devint rock n’roll.

États-Unis, années cinquante. Super raciste, super ségrégationné.
Il y a trois types de musique : le mainstream (pour les Blancs urbains), le folk (pour les Blancs ploucs) et le rythm and blues (pour les Noirs). C’est quasiment imperméable : ça se joue dans des endroits différents, s’achète dans des endroits différents, parle des langages différents.

Avant la télé, la musique à la radio, c’était les peïs qui venaient jouer leurs chansons live en studio. Puis on s’est dit que, finalement, un mec qui passe des disques, c’est pas tant triché que ça et, boum, ils ont inventé le DJ !
Un autre bidule qu’elles ont inventé, les années cinquante aux USA, c’est l’adolescent. Avant, t’étais enfant et à l’école, et puis adulte et au turbin ou à la guerre/enfermée dans ta cuisine. Maintenant, on se retrouve (chez les Blancs) avec une nouvelle génération qui a ses propres endroits où traîner (souvent autour d’un jukebox), son propre pouvoir économique et puis surtout sa propre envie de faire chier ses parents.

Et comment mieux faire chier ses parents qu’en écoutant de la musique de sauvages qui les fait trembler à l’idée que vous deveniez un délinquant juvénile ? Parce que bon, hein, tout ce qu’on leur proposait niveau musique, à part les soirées en famille à chanter autour du piano, c’était des machins bien lénifiants et sirupeux de vieux qui étaient revenus de la guerre et ça leur disait qu’à moitié, aux ados.
Mais v’là-t-y pas qu’ils sont tombés à la radio sur des programmes de rythm and blues, et là, mec, c’est une autre histoire ! Ça c’est un bazar qui remue et qui ne ressemble à rien de ce que tu connaissais ! (Sans parler de l’avantage non-négligeable de l’effet qu’une bonne peur du Noir sauvage et de toute la déperdition que cela peut occasionner, sur papa-maman !)

Si tu veux un support visuel à la chose, pense Cry-Baby. Si tu n’as pas vu Cry-Baby, cours-y, j’attends, je vais bien trouver quelque chose à faire pendant une heure et demie, t’inquiète !

V’là donc nos ados qui viennent, leurs piécettes à la main, acheter dans les magasins de disques ceux qu’ils viennent de découvrir à la radio. Ça devient tellement un phénomène qu’un de ces disquaires, Leo Mintz, en parle un jour à son pote Alan Freed, DJ blanc de Cleveland passionné par son boulot. Alan la sent bien, la grosse opportunité qui lui montre le bout de son nez, tombe amoureux du rythm and blues, et ni une ni deux, il n’est plus DJ de musique classique, il est DJ de rock n’roll, oui, monsieur ! Même qu’il a inventé un nouveau terme parce que bon, hein, « rythm and blues », ça sonne quand même un peu trop « ethnique » et que ce serait bien aussi de ne pas trop faire fuir les auditeurs. (Pour la petite histoire, il a piqué ça dans Sixty Minute Man des Dominos — « I’m rocking and rolling all night long, I’m a sixty minute man » — dans lequel c’était un euphémisme pour parler de cul, donc bon, bravo pour l’expression plus politically correct, Alan !)

Rock around the clock, version Bill Haley et ses Comets, qu’on a eu la bonne idée de mettre dans un film (Blackboard Jungle, en 1955 — ça leur plaisait tellement, aux gamins, qu’ils se levaient et dansaient dans le ciné !), passe par là et nous voici devant un phénomène qui prend énormément d’ampleur.
Ne nous reste plus qu’à avoir les stars qui vont avec. Un des grands problèmes auquel on va être confronté, c’est d’avoir assez de sauvagerie et de rythme pour plaire aux enfants, mais pas trop quand même pour leurs parents.


Et c’est là qu’arrive notre bon vieux Chuck Berry. Niveau CV, on repassera : il a passé trois ans en prison à partir de ses quinze ans pour braquage à main armée, mais bon, on est à l’ère de la radio, ce sont des choses dont on n’est pas obligé de parler. Il a par contre l’énorme avantage d’avoir du groove sa mère mais de sonner un peu comme un Blanc : il articule comme qu’il faut et que même il a écouté de la country ! Au point qu’énormément d’auditeurs le croyaient blanc.
Muddy Waters a été bien inspiré le jour où il l’a amené chez Chess Record : il y joue Maybellene et c’est, en 1955, le début d’une longue série de hits. Et nous voici, mesdames et messieurs, sous vos yeux ébaubis, devant le premier auteur-compositeur du rock n’roll !
En effet, à l’époque, les interprètes ne créaient pas leurs chansons : soient ils reprenaient des trucs que tout le monde chantait (c’est ce qui se faisait, par exemple, dans le jazz depuis plein de temps : pensez, par exemple, aux mille versions que l’on connaît de Summertime) soit c’était écrit par des paroliers pro qui travaillaient avec les maisons de disques (ce qui a d’ailleurs sauvé la mise à Little Richard parce que son « Tutti Frutti/Good booty/If it’s tight/It’s alright/And if it’s greasy/It makes it so easy » initial aurait sans doute eu du mal à connaître l’incroyable succès qui a été le sien sans la réécriture de Dorothy LaBostrie, la madame-paroles-de-chansons de Specialty Records !)
De plus, l’ami Chuck avait compris à qui il s’adressait et il a eu la bonne idée d’écrire des paroles qui parlaient du quotidien des ados blancs de l’époque (draguer les filles en voiture — Maybellene —, devoir aller à l’école alors qu’on a envie d’aller danser — Sweet little sixteen — etc).
Il s’est cependant quelque peu fait enfler sur l’histoire de Maybellene parce que oui, son nom est dans les crédits de la chanson, mais avec ceux de Leonard Chess (son producteur) et de notre ami Alan Freed (c’était une pratique courante de l’époque pour les petits labels de faire divers cadeaux aux DJ afin qu’ils passent leurs disques — ça s’appelait des « payolas » et nous y reviendrons). Bon, o tempora o mores, tout ça, tout ça, n’empêche que Chuck l’a bien mauvaise sur le coup, et que ça arrivait quand même bien plus souvent aux artistes noirs qu’aux blancs, ce genre de merdes !

Tant qu’on est sur le sujet, une autre pratique hyper sympa de l’époque était de faire reprendre des hits noirs à des Blancs dans une version édulcorée de gendre parfait, histoire que ça « passe mieux ». Je vous enjoins de prendre votre courage à deux mains et d’aller fissa m’écouter la version de Tutti Frutti de Little Richard et puis de Pat Boone pour voir ce que je veux dire.

L’ami petit Richard, autre grande star du rock naissant ! Le gros oscillomètre à sa vie à lui, c’est entre deux pôles : d’un côté, la musique du diable et puis les jolis garçons et puis s’habiller en femme ; de l’autre, être un bon chrétien, épouser une gonzesse et puis prêcher la parole de Dieu. Toute sa vie, il sera déchiré entre les deux. Et n’arrivera jamais vraiment à trouver un équilibre là dedans. Déjà tout petit, il apprend la musique en chantant et jouant du piano à l’église et puis se prend des roustes par son père quand il le découvre habillé dans les vêtements de maman. Ce sera d’ailleurs lui qui commencera la longue lignée des rock stars mâles à eye-liners (et tcheu ça lui va foutrement bien, à Riri !)

Nous voici donc face à nos stars, deux Noirs dont on a un peu arrondi les angles histoire de faire vendre, mais qui l’un et l’autre sont vibrants d’un feu incroyable. Des showmen extraordinaires (entre le duckwalk de Chuckounet et Richarinou qui fait le grand écart au-dessus de son piano, mon cœur balance !), des interprètes inoubliables, et surtout, surtout, des mecs qui ont ce truc qui rend fou, cette âme du rock. Ce truc sauvage, ce truc essentiel, ce truc transcendant.
Ils se prennent du racisme et des critiques à foison, mais un succès incroyable aussi. Leur public est mixte (entre Noirs et Blancs), ce qui est une révolution. Les filles sont hystériques, ce qui est nouveau. Ils font parler, ils sont imités, ils sont adulés.

Mais voici qu’arrivent de bien sombres années pour notre rock n’roll naissant. En 1957, la vie maritale de Jerry Lee Lewis est rendue publique : il est bigame et a épousé sa cousine alors qu’elle avait treize ans. En 1958, Elvis part pour deux ans de service militaire en pleine apogée professionnelle. En 1959, l’avion qui emmenait Buddy Holly, Ritchie Valens et the Big Bopper à un concert se crashe, les tuant sur le coup. La même année, une enquête sur les payolas (les « cadeaux » offerts aux DJ par les petites maisons de disques, pour les deux du fond qui ne faisaient pas attention) est ouverte, poussée par les gros studios.
Et nos deux lascars quittent le devant de la scène : en 59, on arrête Chuck Berry pour des soupçons de proxénétisme envers une mineure (ses protestations quant au racisme du juge — qui n’a de cesse d’utiliser le « mot en n » dans sa cour — ne l’empêcheront pas de se taper deux ans de prison) et en 57, Little Richard promet à Dieu d’arrêter les pêchés et troque sa carrière de rock n’roll contre une de pasteur.

Les grosses boîtes de disques font ce que le capitalisme fait de mieux à l’underground quand il a eu trop de succès : ils le recyclent en une soupe immonde. Et voilà des années Canderel pour ce pauvre rock : naissent des usines à tubes qu’on fait chanter à des ados choisis pour leurs bouilles. On en sort le plus possible en se disant qu’il y en aura bien l’un ou l’autre qui marchera.

Ça aurait pu être la fin du rock tel qu’on l’aime du fond de nos os et ébriétés si, du côté des rosbifs, ils n’y avait eu deux groupes de jeunes gens complètement dingues des lascars susmentionnés qui étaient en train de rejouer leurs chansons dans leurs chambrettes adolescentes…

Illustrations réalisées avec soin (et la langue qui sort un peu) par le magnifique Thierry Bouüaert