J’essaie de me souvenir ce que ça m’a fait, de découvrir le clip de Smack My Bitch Up quand j’avais dix-sept ans. Je veux dire en tant que femme. Le truc, c’est qu’à dix-sept ans, je n’étais pas une femme. Pas dans le sens de « j’étais alors une jeune fille », des conneries du genre. Dans le sens de « je ne m’étais pas encore rendue compte que la société me parlait différemment parce que j’avais des seins ». Ou alors je pensais que c’était juste à cause desdits seins — que j’ai, paraît-il, fort seyants. À l’époque, tout m’était interdit. Pas à cause des seins. À cause des parents. Du coup, je distinguais pas bien ce qui allait l’être à cause des seins. (‘fin je dis ça pour le plaisir d’être vulgaire, hein. Je sais bien que c’est pas que les nibards qui font la gonzesse.)
1997, donc. Putain de gifle, ce clip. Un de ceux que ma génération cite spontanément quand on lui demande ceux qui l’ont le plus marquée. Et on sait quelle importance ils ont eus, les clips d’MTV, pour ma génération !
Je le revois aujourd’hui, et je ne peux le regarder qu’avec des yeux de gonzesse. La gifle que ça me refout, c’est une gifle de gonzesse. Un sentiment énorme de liberté et d’allez tous vous faire foutre. J’affone ma bière, mais je pourrais tout aussi bien renverser la table sur laquelle se trouve mon ordi. C’est fou ce qu’il m’ouvre encore l’horizon en plus large, ce clip, à mes presque quarante ans !
Je sais pas si c’est un truc générationnel, mais je me sens super à l’étroit dans le féminisme actuel. Trop religion organisée, ce truc, pour moi. Trop d’évangiles et de prêcheurs partout. Pas assez de rires, pas assez de fuck, pas assez d’énergie vitale. Statique.
Je ne sais pas si on a qualifié de féministe la vidéo de Jonas Åkerlund (allez sérieusement checker son taf : ce type est un génie ! — je vous en cite quelques uns au débotté : Pussy et Mann gegen Mann pour Rammstein, Whiskey in a Jar pour Metallica, Come Undone pour Robbie Williams, Try Try Try pour les Smashing Pumpkins, My Favorite Game pour les Cardigans, Ray of Light pour Madonna, Hold Up pour Beyoncé…) — et je m’en branle.
Ce que je sais, c’est qu’il parle à ma révolte de sifflée, de pelotée, de moins payée, de violée, de méprisée. Ce que ça me rappelle, en me replongeant dans cette errance chaotique au cœur de Londres, c’est qu’à chaque fois qu’on m’a qualifiée de gonzesse, c’est pour m’empêcher de faire des trucs ou pour tenter de m’emprisonner. Ce que je sais, c’est qu’au milieu de tout ce qu’on tente de nous interdire, il y a aussi le fait d’être des enfoirées de première. La Sainte qui se dévoue pour tout le monde ? Allez vous faire foutre ! Laissez-nous aussi le droit d’être navrantes, de frapper des inconnus, foutre des mains au cul, renverser des passants et se prendre de l’héro dans les chiottes, quoi, merde !
Ce que ça dépeint devrait me rendre nauséeuse et dégoûtée, mais, au contraire, il m’exalte, ce clip ! Sans doute parce que je fais la différence entre fiction et réalité et qu’il ne me viendrait pas à l’idée de genre arracher son disque des mains du DJ ou fracasser les vitres d’une bagnole parce que j’ai vu la madame le faire dans le poste !
Par contre, me rendre compte qu’elle occupe un espace (physique et symbolique) qui est toujours aujourd’hui, vingt-deux ans après, interdit aux femmes — et qu’il y en a d’autres, qui m’intéressent bien plus, à aller explorer à coups de gros fucks métaphoriques brandis bien haut — ça, ouais, ça me le fait !
Non, mais cette histoire d’exemple, je vous la sors pas gratuitement, hein ! Faut savoir que « smack my bitch up » (la moitié des paroles de la chanson, donc) est assez polysémique, mais qu’un de ses sens peut être « tabasse ma connasse ». Et ça, ça a super pas plus à la National Organisation for Women, un groupe de féministes, qui a réussi, à force de tollés, à faire censurer et le titre et la chanson et le clip sous prétexte que ça pousse à la violence contre les femmes. Ce à quoi Liam Howlett, leader du groupe (pas celui avec ses cheveux trop cools qui vient de mourir, l’autre) a répliqué qu’il entendait par cette phrase (samplée de Give the Drummer Some de Ultramagnetic MC’s) qu’il enjoignait tout un chacun à vivre avec intensité. (Il a aussi dit qu’il avait envie de faire chier son monde, y compris et surtout la presse à scandale anglaise, et je sais pas vous, mais, moi, je crois un peu plus à cette version !)
MTV a laissé le clip seulement un mois dans sa programmation de nuit avant de l’en retirer totalement, ce qui ne l’empêchera ni de le nominer à quatre MTV Music Awards (elle en gagnera deux : Best Dance Video et Breakthrough Video) ni de le jouer lors d’une émission spéciale sur les clips les plus polémiques.
La BBC (et, à son instar, la plupart des médias) la bannira de son antenne et ne la mentionnera qu’en tant que « Smack ».
Les Beasties Boys, qui partageaient avec Prodigy l’affiche du prestigieux festival de Reading en 1998, leur ont demandé de ne pas la jouer ce soir-là (ce que l’ami Howlett a interprété comme des Ricains ne comprenant pas leur britishness !)
Elle sera élue en 2010 la chanson la plus controversée de tous les temps par PRS for music (la Sabam anglaise) devant God Save the Queen des Sex Pistols, Relax de Frankie Goes to Hollywood et Kim d’Eminem.
Enfin, le clip tel qu’on le voit aujourd’hui sur le net est expurgé de quelques scènes — il a quand même bien plus de sel avec son injection d’héroïne et son passant renversé ! (Petit aparté tant qu’on parle du net : tape « Smack My Bitch Up Cat Style » sur YouTube. Tu peux me remercier en bières !)
Et pourtant, malgré cet effort colossal pour qu’elles ne soient pas vues, qui n’a pas ces images qui lui reviennent immédiatement à la cervelle dès la mention du nom de la chanson ? C’est vous dire la puissance du truc !
Quelque chose en moi ne peut s’empêcher de
penser qu’un tel scandale vient de la raison opposée à celle qui est soulevée.
Ce quelque chose me dit que ces arbitres de la bien-pensance préfèrent de loin
quand les femmes sont des petites choses décoratives qu’on a besoin de
protéger. Et que c’est principalement là que réside son pouvoir immense de
subversion. Montrer la force et la puissance des femmes.
Je vois ça aussi dans la façon dont sont traitées les travailleuses du sexe
dans ces images (ainsi que dans d’autres œuvres du réalisateur). Fortes,
pleines de désirs, à qui on ne la fait pas. Des humains, avec des histoires,
pas des victimes infantilisées. Et c’est justement souvent les mêmes vaillants
défenseurs des femmes qui ont tendance à leur refuser le droit à une
conscience, des idées et des droits.
Il me fait un peu penser au film Baise-moi, en fait, ce clip. Et il a eu le même genre d’impact. Et une histoire de censure similaire. Là aussi, on retrouve aussi des femmes qui refusent d’être victimes et qui (ab)usent de la violence.
C’est juste une piste, mais je sais qu’à moi, femme, et à moi, ado, il m’a aidée à agrandir ma puissance. Dans ma tête, mon cœur et mon histoire, il est rangé du coté de Despentes, Courtney Love, Patti Smith, Lydia Lunch ou Amanda Palmer. Et sans eux, je ne serais sans doute pas en train d’écrire des blagues sur mes nichons dans des articles sur le rock n’roll. Parce que ce n’est pas ça que font les gentilles petites filles bien décoratives qui ne rentrent pas dans les plates-bandes des mecs.
Illustré avec amour et talent par m’sieur Thierry Bouüaert